CHAPITRE XXII
TRIPLE BAN
La guerre est notre métier. Nous voguons vers les autres mondes pour semer la terreur et la désolation. Nous servons le Serpent rouge sans jamais défaillir, sans jamais trahir, tel est notre honneur, telle est notre fierté. Pendant que nous tranchons les cous et les têtes, pendant que nous ouvrons les ventres, notre allié, l’Ange de la fin des temps, poursuit son œuvre de destruction invisible et silencieuse. Quand nous sommes las, quand nos bras et nos pas se font lourds, le Serpent rouge vient nous parler et nous encourager. Alors nous repartons, plus féroces encore, nous tuons sans pitié tout homme, toute femme, tout enfant qui se dresse sur notre chemin. Nous faisons couler leur sang, un sang rouge comme la colère du Serpent. Nous aimons contempler l’effroi dans les yeux de ceux que nous surprenons dans leur sommeil et dans la quiétude de leurs maisons. Ils savent qu’ils n’ont aucune pitié à attendre d’un légionnaire ; la pitié est le refuge des faibles et des lâches. Nous ne nous arrêterons pas tant que nous n’aurons pas débarrassé les Triplées du système de Shaï des ennemis du Serpent rouge. Nous crierons notre fureur et nous cracherons notre venin jusqu’à la fin des temps.
Le serment du légionnaire,
bibliothèque du Serpent rouge,
ville sainte de Jepal,
Ios.
Sieu, sieu... »
Tsan se glissa comme une ombre dans la ruelle envahie de ténèbres. Au sortir de l’appartement d’Isandelle, le garçon avait conduit Seke dans un recoin obscur et lui avait demandé de l’attendre jusqu’à son retour.
« Pourquoi ? avait demandé le griot.
— Pas pars maintenant. Reste. »
Tsan s’était éclipsé. Seke n’avait pas eu le temps de se concentrer sur le son de forme de son petit guide, mais il n’avait pas bougé
— Isandelle avait ordonné à Tsan d’assurer la sécurité du griot jusqu’à l’immeuble en ruine où se reposait son confrère.
L’attente se prolongeant, Seke avait cru que le garçon ne reviendrait pas. Mille périls guettaient un enfant dans une ville où déambulaient les fanatiques du Serpent rouge, les trafiquants d’organes et les sadiques de tout poil. Et puis Tsan s’était peut-être contenté de ces deux leks et avait abandonné le visiteur à son sort.
« Viens avec moi, viens avec moi.
— Content de te revoir, Tsan. »
Le garçon eut un sourire fugitif avant de tirer le griot par la manche.
« Viens avec moi, sieu. »
Ils retournèrent sur la place circulaire où les navettes vomissaient avec régularité leurs passagers. Le coucher de Shaï teintait de jaune pâle le voile persistant de brume. La lumière avait encore baissé d’intensité, et les ténèbres cernaient déjà les bâtiments. L’animation ne diminuait pas avec la tombée de la nuit, bien au contraire. Une armée de petits rabatteurs attendait les nouveaux arrivants, des hommes d’équipage pour la plupart, au pied des socles d’atterrissage.
Tsan et Seke se frayèrent un passage difficile dans la multitude. Le garçon ne lâcha pas la manche du griot pendant la traversée de la place. Nul ne leur prêta attention. Les fanatiques vêtus de la combinaison noire frappée du serpent rouge avaient pourtant tous le crâne rasé et percé de minuscules cavités gainées de métal. L’obscurité et l’agitation les empêchaient de remarquer qu’un usurpateur aux cheveux épais et bouclés avait emprunté leur uniforme. Il n’y avait plus rien d’humain dans le son de ces hommes asservis à une entité destructrice. Leur chant était identique, en plus puissant, à celui des deux agresseurs de Seke dans la ruelle déserte.
Tsan l’entraîna dans une rue où s’égrenaient de petits groupes guidés par les rabatteurs. Les bars et les bordels semblaient être les seuls commerces de la vieille ville, une activité liée à la proximité de l’astroport, le seul d’Aros, et à la fréquence des vaisseaux en provenance des deux autres mondes du système de Shaï. On voyait, par l’entrebâillement des portes, des femmes ou des jeunes gens des deux sexes très peu vêtus danser sur des scènes, papillonner autour des tables, rôder le long des comptoirs.
« Où m’emmènes-tu ? » demanda Seke.
Tsan avait pris la direction opposée à celle de la friche industrielle où les griots s’étaient réveillés.
« Viens avec moi. »
Ils parcoururent une distance que Seke estima à une demi-lieue. Les enseignes clignotantes lançaient des éclairs violents dans la nuit noire, dévoilaient les corps vautrés sur les trottoirs, révélaient les bagarres opposant deux hommes ou deux groupes au milieu de la rue, débusquaient les silhouettes des prostituées et de leurs clients dans les venelles.
Tsan s’arrêta et attendit que s’éloigne le rugissement du moteur d’un vaisseau pour dire :
« Garante, elle dit : tu connais un homme peau noire, barbe blanche, vrai ? »
Seke dévisagea son petit interlocuteur, essayant de deviner où il voulait en venir.
« Si donnes deux leks moi, te conduis homme peau noire. »
Il fallut un petit moment au griot pour que l’information se détache du tourbillon de ses pensées.
« Tu veux dire que... tu sais où le trouver ? », Tsan tendit la main et le fixa d’un air provocant.
« Donne deux leks, te conduis.
— C’est la garante qui t’a...
— Deux leks. »
Seke poussa un soupir agacé, prit les deux jetons électroniques dans la poche de sa combinaison et les montra au garçon.
« Tu les auras quand tu m’auras conduit à lui. »
Le sourire de Tsan se crispa.
« Comment sais tu payes moi ?
— Tu as déjà gagné beaucoup avec moi. Tu peux me faire confiance, tu ne crois pas ? »
Des éclats de voix retentirent tout près d’eux. Une porte s’ouvrit avec fracas, cracha une langue de lumière vive sur les dalles de pierre. Catapultés dans la rue, deux hommes vêtus de combinaisons blanches roulèrent sur le sol, se relevèrent en titubant et se fondirent dans les ténèbres sans demander leur reste.
« Eux plus d’argent, commenta Tsan. Viens avec moi. »
Le garçon s’approcha de la porte toujours ouverte. Une silhouette se porta à sa rencontre et lui barra le passage.
« J’espère que tu m’amènes un client aux poches bien garnies, Tsan. Pas comme ces deux fauchés d’Ioniens ! Qu’ils retournent se branler sur leur planète pourrie ! »
L’homme cracha par terre avant de lever sur Seke un regard inquisiteur. Ni très grand ni très large, il dégageait une force et une énergie hors du commun. Cheveux ras, traits anguleux, arcades saillantes, muscles secs, pas le genre de type auquel il faisait bon se frotter. Une douleur ancienne, inconsolable, sous-tendait son chant, source d’une exaspération proche de la folie. Il resserra d’un geste brutal la ceinture de son ample tunique, conçue, comme son pantalon, pour lui offrir une totale liberté de mouvement.
« Lui vient pas pour femme ou boire, vient chez toi pour homme, déclara Tsan.
— Il n’y a que des femmes chez moi, tu le sais, petit crétin !
— Ce qu’il veut dire, intervint Seke, c’est qu’un de mes amis se trouve chez vous et que je dois absolument lui parler.
— Qu’est-ce que ça me rapporte à moi ?
— Disons un lek si vous me laissez entrer. »
La surprise de son vis-à-vis, bien que furtive, n’échappa pas à Seke.
« Un lek ? Ou vous tenez vraiment à lui, ou il vous doit un sacré paquet de fric. Ou bien encore... (ses yeux se posèrent sur le serpent rouge ornant la combinaison de Seke) vous avez des ennuis avec nos amis du Serpent. Vous portez leur uniforme, mais vous ne leur ressemblez pas. Vous avez gardé vos cheveux. Vous n’êtes pas plus légionnaire que Tsan et moi, pas vrai ?
— Vous me laissez entrer, oui ou non ? »
L’homme écarta les bras avec un rictus qui accentuait la dureté de son visage.
« D’accord, d’accord, je ne suis ni une fouine impériale ni un officiant du Serpent rouge. Vous avez le droit de garder vos petits secrets pour vous. A vrai dire, je m’en tape. Filez-moi votre lek et allez chercher votre homme. »
Seke lui remit un jeton électronique. Comme Tsan dans l’appartement de la garante, l’homme examina la petite plaque brillante sous toutes ses coutures avant de la glisser dans une poche de sa tunique.
« Vous pouvez consommer chez moi autant qu’il vous plaira, monsieur, boisson et femmes jusqu’à l’aube, ajouta-t-il en s’effaçant pour inviter ses vis-à-vis à entrer. Je suis Gius, bienvenue au Triple Ban. »
Ils franchirent un premier vestibule gardé par deux montagnes de muscle et de graisse dont la présence suffisait probablement à refroidir les velléités agressives des clients.
« Vraiment nazes, ces Ioniens, hein, Gius ?
— Hé, Tsan, déjà de retour ? »
Tsan adressa un geste de complicité aux deux gorilles.
« Pourquoi avez-vous vidé ces deux hommes ? demanda Seke à Gius.
— Ils ont baisé deux filles, des modifiées, ils en voulaient une troisième, mais ils n’avaient plus assez de fric pour se la payer. Au lieu de s’écraser, ils se sont mis à gueuler. J’aime pas qu’on hurle chez moi. Je les ai virés. Ils n’ont pas résisté. Valait mieux pour eux : je leur aurais fait bouffer leurs couilles. Les Ioniens, ils ont de grandes gueules, mais ils s’écrasent dès qu’on leur fait les gros yeux. »
Ils descendirent un petit escalier et pénétrèrent dans une salle dont l’exiguïté surprit Seke. Des grappes d’hommes en uniforme et des femmes aux tenues légères se pressaient devant un comptoir, autour de tables étroites ou sur des banquettes séparées par des paravents. La lumière rougeâtre dispensée par les appliques ménageait des zones d’ombre et renforçait l’impression de désordre. Des couples ou des groupes se formaient et sortaient de temps à autre par une porte dérobée et capitonnée. Une femme s’approcha de Gius pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. Plus âgée que les autres, les cheveux tirés en un chignon strict, vêtue d’un ensemble beige, elle écouta la réponse de son interlocuteur en lançant de réguliers coups d’œil vers Seke. La pagaille n’était qu’apparente dans cette salle où se mêlaient les relents d’alcool et les parfums agressifs. Une multitude de mouchards électroniques criblaient les murs et le plafond, sans doute reliés à des terminaux supervisés par des employés postés dans des pièces adjacentes. Les agissements des clients, y compris leurs ébats avec les filles, n’échappaient pas au contrôle de Gius et de son personnel.
« Je vous laisse chercher. J’ai à faire. »
La voix forte de Gius peinait à dominer le brouhaha. Il désigna deux bouches arrondies et sombres sur le mur de gauche, en partie dissimulées par les paravents et les banquettes.
« Le Triple Ban compte trois salles principales comme son nom l’indique. N’oubliez pas : s’il vous prend une envie subite... demandez la spécialité maison : les filles génétiquement modifiées. De vraies bombes. Elles donnent un plaisir inoubliable à leurs clients. »
Gius se fondit dans la cohue.
« Tu t’es moqué de moi, Tsan, tu peux dire adieu à tes deux leks. »
Seke tenta de se glisser le long du bar sans regarder le garçon ni attendre sa réponse. Une femme d’allure provocante lui bloqua le passage. Une fille plutôt, qui s’appliquait à vieillir ses quatorze ou quinze ans à l’aide d’un maquillage outrancier. Sa tunique échancrée et transparente révélait un corps d’une maigreur et d’une blancheur malsaines. Un voile troublait ses yeux clairs. En elle résonnait le son morne du renoncement, le même que Tsan, le même que les hommes et les femmes jetés à la rue et rongés par l’Ange des derniers temps.
« Tu connais plaisir avec moi ? »
Elle accompagnait son invitation d’un sourire et de mouvements du bassin suggestifs. Une odeur d’alcool imprégnait son haleine.
Quelqu’un tira Seke par sa combinaison dans son dos. Il se retourna avec une telle brusquerie qu’il faillit renverser Tsan accroché à son vêtement.
« Homme noir dans autre salle.
— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? gronda Seke.
— As pas donné moi temps. Suis avec moi.
— Eh, me pique pas client, Tsan ! s’interposa la fille.
— Lui pas client pour toi, Alvira, rétorqua le garçon avec aplomb. Lui paye Gius pour chercher ami. »
Il se faufila dans la cohue en direction de l’une des deux bouches cachées par les paravents. Seke le suivit, contourna plusieurs tables, esquiva les mouvements incontrôlés des clients à moitié ivres, repoussa une femme qui l’agrippait par le bras.
« Tu sais pas ce que tu perds, vitupéra-t-elle. J’parie que t’as jamais connu de modifiée... »
La bouche où s’engagea Tsan donnait sur un vestibule sombre et relativement silencieux en regard de la première salle.
Ils passèrent dans une pièce plus petite où d’énormes éclats de rire les accueillirent.
Seke découvrit un spectacle navrant dans un halo de lumière tamisée : un homme debout sur une table, visiblement ivre, balbutiait des mots incohérents devant une poignée d’auditeurs hilares. Vêtu d’une toge et d’une tunique déchirées, maculées, coiffé d’un tarbouche posé de guingois sur un côté de son crâne, il pinçait avec maladresse les cordes d’une kharba, ou d’une vulgaire imitation, car il en tirait des sons pitoyables, en rien comparables avec les notes cristallines de l’instrument d’un griot.
Cet homme à la peau noire et à la barbe blanche était Mar-mat Tchalé.
« Chante, griot ! Chante ! » hurla quelqu’un.
Les jambes coupées, les larmes aux yeux, Seke se laissa choir sur une chaise vide. Tsan se pencha vers lui.
« Est lui que cherches ? »
Seke répondit d’un grognement étouffé.
« Deux leks. »
Le griot tendit les deux jetons électroniques au garçon, mais, avant de les lui remettre, il le saisit par le poignet et le dévisagea avec intensité.
« Comment as-tu su que mon ami était dans ce bar ? »
Tsan se tortilla comme un ver pour lui échapper, puis, devant l’inutilité de ses efforts, il précisa, entre deux grimaces :
« Sœur moi dit moi : homme noir chante dans Triple Ban. Clients rient beaucoup, viennent nombreux. Bon pour affaires.
— Ta sœur ?
— Alvira, ma sœur, elle proposé toi connaître plaisir. Moi entendu garante parler toi homme peau noire, barbe blanche, deviné que toi cherches lui.
— C’est la vérité, tu le jures ? »
Tsan hocha la tête avec énergie et, à nouveau, se débattit pour libérer son poignet. Seke le relâcha, lui céda les deux leks, faillit se lever, partir en courant, puis il observa Marmat Tchalé.
L’émotion de revoir son maître balaya ses premières réactions. Il contempla son visage amaigri, vieilli, ses yeux globuleux, injectés d’alcool et de sang, sa peau d’un gris terne, et il se souvint de ses retours dans leur petite maison de Logon, la barbe sale, les vêtements déchirés, la mine d’un déterré. Ce n’était sûrement pas la première fois qu’il s’exhibait, qu’il s’humiliait devant un parterre d’ivrognes. Tandis que de sa bouche jaillissait un chant pitoyable, une autre forme se déployait dans sa vibration intime.
Marmat Tchalé ne s’appartenait plus.
Ô dieux, qui pourra dire un jour la solitude du griot ? Tl n’y a de pire condamnation que de vivre sans amour, ô dieux, la souffrance, l’affliction d’un cœur desséché...
Les griots célébraient les retrouvailles des peuples humains dispersés, mais ils étaient aussi les vivants témoignages de la solitude, de la souffrance, du vide auquel les condamnait l’errance perpétuelle.
Ce vide terrible où s’était engouffré le dragon aux plumes de sang.
« Chante, griot ! Chante ! Chante ! »
Marmat titubait, ânonnait d’incompréhensibles phrases. Des filets de salive s’écoulaient des commissures de ses lèvres. Il ne tarderait pas à s’effondrer, une issue qu’encourageaient les spectateurs en l’étourdissant de leurs cris, de leurs rires, de leurs claquements de mains.
Seke résolut d’épargner à son maître cette ultime humiliation. Il traversa les rangs des spectateurs, se jucha sur la table et se plaça face à Marmat.
« C’est moi, Seke. Je suis venu vous chercher, maître. »
Le regard du griot glissa sur lui sans le voir, puis une lueur s’alluma dans ses yeux noyés d’alcool. Il prit alors conscience que son ancien disciple se tenait devant lui, sur cette table d’un bar sordide de Saint-Phast, la capitale planétaire d’Aros, et il tomba dans les bras de Seke. Bouleversés, le maître et le disciple restèrent un long moment enlacés, indifférents aux vociférations des spectateurs.
« Je... je ne pensais pas te revoir un jour, Seke... »
Les trois griots se restauraient dans le sous-sol de l’immeuble en ruine. Leurs petits accompagnateurs, intrigués par ces hommes que Tsan avait présentés comme de véritables voyageurs célestes, les observaient en silence.
Sortir du Triple Ban n’avait pas été une entreprise facile. Il avait fallu négocier auprès de Gius le départ de ce drôle d’individu à la peau noire qui se produisait gratuitement depuis plus d’un mois et dont les pitreries attiraient les clients. Seke s’en était tiré en offrant ses derniers jetons électroniques au patron du bar. Ils avaient ensuite traversé la place bondée, puis, toujours en soutenant Marmat incapable de marcher, ils avaient parcouru le long chemin jusqu’à la friche industrielle. Tsan avait rassemblé une troupe et veillé sur les deux griots jusqu’à ce qu’ils arrivent à bon port. Les plus âgés de ses petits soldats, filles et garçons, n’avaient pas atteint leurs douze ans, mais leur présence avait suffi à tenir les rôdeurs à l’écart.
« Peur Ange de la fin des temps », avait expliqué Tsan.
Les détrousseurs ou les trafiquants de chair humaine se méfiaient des petits damnés d’Aros : ces gosses se débrouilleraient pour les contaminer s’ils s’en approchaient de trop près.
Ils avaient trouvé Al Mikalith profondément endormi sur le sol. Épuisé, Marmat s’était lui-même allongé pour récupérer de ses errances nocturnes. À l’aube, Tsan avait envoyé quatre de ses compagnons chercher de quoi manger et boire. Ils étaient revenus quelques instants plus tard, chargés de sacs, de cartons, de gobelets. Les autres avaient installé une table et des sièges de fortune à l’aide de pierres et de morceaux de poutre.
Au moment précis où Seke commençait à piquer du nez, Al Mikalith s’était réveillé dans une forme, sinon resplendissante, en tout cas bien meilleure qu’à sa renaissance. Son regard encore fripé s’attarda sur les enfants puis le corps étendu de Marmat.
« On dirait qu’il s’est passé des choses pendant mon sommeil ! »
Seke lui avait relaté brièvement les événements de la nuit, la rencontre avec Tsan, avec la garante, les retrouvailles avec Marmat Tchalé. Il avait seulement passé sous silence l’état dans lequel il avait retrouvé son maître.
« J’ai senti un courant chaud agréable et, après, j’ai eu une terrible envie de dormir, avait raconté Al Mikalith. E y a bien cinquante ou soixante ans que je ne me suis pas senti aussi reposé. Cette... garante m’a vraiment soigné à distance ?
— Elle a simplement besoin d’un intermédiaire, de quelqu’un qui puisse la guider par la pensée vers la personne à soigner.
— Le visionnaire », était intervenue une voix grave.
Marmat s’était redressé, étiré, avait bâillé et remis un semblant d’ordre dans ses vêtements. Seke avait souvent affronté ce visage chiffonné, ces yeux ternes et cet air bougon dans leur masure de Logon.
« C’est le visionnaire qui leur donne leur pouvoir, poursuivit Marmat. Une sorte de virus mutant qu’on leur inocule à l’âge de quinze ans. « Virus » n’est d’ailleurs pas le mot juste. Il s’agit d’un organisme mystérieux dont la consœurerie des garantes est la seule à cultiver la souche. »
Ses yeux globuleux s’étaient promenés sur Al Mikalith puis sur les enfants regroupés un peu plus loin.
« Pas besoin de faire les présentations, je suppose, avait dit Seke.
— Nous nous connaissons en effet. »
Aucune joie dans la voix d’Al Mikalith.
« Nous nous sommes croisés à plusieurs reprises sur Venter, lors des assemblées, avait confirmé Marmat.
— Je n’étais pas toujours d’accord avec toi, avait ajouté Al. Presque jamais d’accord avec toi. Comme je ne suis pas d’accord pour se séparer d’un disciple qui n’a pas encore reçu sa kharba.
— Je me, souviens de toi comme d’un homme raide, enfermé dans les principes, et je constate avec plaisir que tu n’as pas changé.
— Ces principes, comme tu dis, sont les règles indispensables au bon fonctionnement de toute organisation humaine, le Cercle céleste des griots comme les autres. Si nous avions su respecter ces règles, nous n’en serions pas là.
— Je pense au contraire que le temps nous a pétrifiés, momifiés. Que nous n’avons plus la souplesse pour nous adapter à l’évolution des mondes habités. Que notre propre rigidité nous condamne à la disparition. » Marmat s’était interrompu, secoué par une violente quinte de toux. « Notre temps s’achève, avait-il ajouté. Ayons au moins l’humilité de le reconnaître.
— Humilité ou défaitisme ? Nous traversons une crise grave, mais ce n’est pas la première. Ni la dernière. Ni une raison pour abdiquer. Sans nous, les peuples humains dispersés s’éloigneraient à jamais les uns des autres. Sans nous, les hommes ne sauraient plus que d’autres hommes vivent dans l’univers. Et ils s’enfonceraient dans l’oubli. »
Al Mikalith se raccrochait aux discours, aux principes, puisqu’il ne ressentait plus que du mépris pour lui-même.
« Nous nous croyons indispensables, mais les sociétés humaines continueront d’évoluer sans nous, avait argumenté Marmat. Nous ne sommes ni dans leur espace ni dans leur temps. Comment pourrions-nous les comprendre, comment pourrions-nous les aider ?
— Pourquoi continuer en ce cas ? » Le ton d’Al Mikalith était devenu menaçant. L’espace d’un instant, Seke avait cru que le vieux griot allait se jeter sur son confrère. « Installe-toi sur un monde accueillant et laisse agir ceux qui croient encore en leur mission.
— Pourquoi continuer en effet ? La seule réponse satisfaisante que j’ai trouvée à cette question, c’est que je ne sais rien faire d’autre ! Je suis un vagabond de l’espace, le chant est ma seule joie. Le reste du temps, je vis en compagnie des souvenirs et j’ai de plus en plus de mal à traîner ma carcasse.
— Bel exemple pour un disciple ! »
Marmat avait lancé un regard dérobé à Seke.
« Il n’a plus besoin de moi. Il n’a jamais eu vraiment besoin de moi. Que pourrais-je lui enseigner que ses premiers maîtres ne lui ont pas déjà enseigné ?
— Il n’a pas reçu sa kharba. »
Marmat avait dégagé son instrument des drapés de sa toge et l’avait contemplé avec un mélange de ferveur et de haine.
« Le sceau de ma servitude, de ma solitude. Ma compagne chérie et honnie. Pourquoi serait-il pressé de se marier avec la sienne ?
— Tu veux dire que... tu ne souhaites pas que ton disciple reçoive sa kharba ?
— Je ne lui imposerai aucun choix. Je sais, oh ! oui, je sais les longues journées de souffrance et d’ennui pour quelques minutes de bonheur du chant, je sais, oh ! oui, je sais les douleurs des renaissances pour quelques secondes d’éblouissement sur les flots chaldriens. »
Al Mikalith s’était tu, la mine sombre, le front barré de rides. Son confrère venait de faire l’exact inventaire de son propre état intérieur, ce désenchantement, cette amertume, cette lassitude engendrés par les renaissances, par les contrastes répétés entre la légèreté des flots cosmiques et la gravité des mondes visités. Lui était de surcroît privé du seul plaisir du griot, le chant.
« Alors, oui, il m’arrive de chercher l’oubli dans l’alcool ou dans d’autres formes d’excès, avait ajouté Marmat. Il m’arrive de tomber aussi bas que le chant m’a emmené haut, question d’équilibre sans doute. Le petit vaurien vautré sur son tas d’an-secs vit toujours au fond de moi, oh ! il se manifeste sitôt le chant terminé, il réclame son dû de sa voix enfantine, il me prend par la main et me conduit dans ces endroits où les hommes cherchent l’oubli. Nous les griots, nous ne pouvons sûrement pas empêcher les hommes de s’enfoncer dans l’oubli. Nous sommes un remède pire que le mal. »
La confession de Marmat avait bouleversé Seke. En cet instant, il n’était plus un maître ni même un confrère, mais un être humain qui portait un regard sincère sur lui-même. Il y avait dans sa franchise, dans sa nudité, davantage de gloire que dans tous les rêves du Cercle céleste.
Tsan avait invité les trois griots à partager le repas. Les garçons et les filles de sa petite troupe avaient aussitôt installé récipients et gobelets sur la table improvisée. Le son morne de l’Ange de la fin des temps résonnait en chacun d’eux. À en croire les paroles d’Isandelle, la plupart d’entre eux n’iraient pas au-delà de leurs quinze ans, victimes d’un virus répandu par les responsables de conflits qui s’étaient déclenchés des siècles plus tôt.
Ils mangeaient en silence une nourriture dont la saveur aigre-douce n’était pas désagréable. Ils l’accompagnaient de gorgées d’une boisson fraîche et légèrement acide.
« L’alignement ne devrait plus tarder à se produire », lança Al Mikalith.
Le vieux griot s’était dépouillé de la méfiance agressive avec laquelle il avait accueilli son confrère.
« Pour une fois je suis d’accord avec toi, dit Marmat avec un sourire las. Je me demande combien nous serons à la prochaine assemblée. »
Il avala une boulette à la consistance indéfinie avant d’ajouter :
« Je ne pensais pas que tu y assisterais, Seke.
— Je n’ai pas eu le choix. » Les yeux de Seke s’embuèrent. « La Chaldria m’a enlevé à la femme que j’aime sans me laisser le temps de connaître mon enfant. »
Marmat laissa errer un regard mélancolique sur les enfants assis autour d’eux.
« Tu lui rendras grâce un jour. Elle a fait preuve d’une grande clémence. Moi, elle m’a laissé connaître et chérir ma fille avant de me reprendre et de m’expédier à des milliards de kilomètres. Je ne l’ai jamais revue, ni adulte ni vieille, et je sais maintenant qu’elle est morte depuis plus de trois siècles. J’ignore si elle m’a laissé des descendants. Chanter me donne l’impression de me rapprocher d’elle, de son être intemporel, de son être sans visage et sans corps, mais après, après, je replonge dans l’enfer de la séparation. J’ai voulu, oh ! oui, j’ai voulu t’éviter cela, Seke, mais au fond de moi je savais que c’était inutile, que tu devais aller au bout de ton chemin.
— Tel maître, tel disciple », grommela Al Mikalith. Il recouvrait sa combativité après avoir évacué l’émotion suscitée par les aveux de Marmat. « Le Cercle met pourtant en garde les griots contre la paternité. Tu connais comme moi les...
— Le voyageur céleste se gardera de nouer des attaches affectives, coupa Marmat d’une voix monocorde, comme s’il récitait une leçon. Les plus solides et les plus douloureux des liens, et caetera, et caetera... Le Cercle ne peut empêcher les siens de vivre, bon sang !
— Ce n’est pas le Cercle qui décide mais la Chaldria », affirma le vieux griot, péremptoire.
Ils achevèrent leur repas sans ajouter un mot, puis Marmat cala sa kharba contre son ventre et commença à gratter les cordes. Une mélodie harmonieuse et nostalgique monta de la coque arrondie et noire. Alors, comme s’ils avaient attendu ce moment depuis le début, les enfants se regroupèrent devant le griot et ouvrirent grand leurs yeux et leurs oreilles.
« A vous, petits frères d’Aros, à vous que les hommes ont rejetés, méprisés, à vous qui vous battez chaque jour pour manger, pour survivre, je passe le bonjour, moi, Marmat Tchalé, du Cercle céleste des griots, moi, le vagabond de l’espace. Nous étions faits pour nous rencontrer, vous qui ne possédez rien, moi qui n’ai ni pays, ni maison, ni ami, vous qui luttez contre le virus de la fin des temps, moi qui me vautre dans ma solitude éternelle. Je viens vous apporter le Verbe, petits frères d’Aros, comme vous m’avez offert ce repas, je viens vous rappeler que votre ancêtre le grand Aros quitta Ios à bord d’une minuscule arche, franchit une immense distance sans nourriture et sans eau et atterrit sur le sol de la planète voisine qu’il baptisa Aros. Oh ! qui dira le courage et la persévérance du géant Aros ? »
La voix de Marmat avait atteint la fréquence vibratoire et la scansion caractéristiques de ses transes. Les yeux de Tsan et des siens brillaient comme des étoiles sur le fond de pénombre. Al Mikalith écoutait son confrère avec un intérêt non dissimulé.
« Le géant Aros s’installa sur son monde, mais bientôt la solitude lui pesa et il implora les cieux de lui envoyer une compagne. Les cieux restèrent sourds à ses prières, alors il hurla, tempêta, lança des rochers dans le ciel, et ses cris et ses pierres frappèrent de plein fouet les deux planètes voisines, Ios et Tanos. Qui dira, oh ! qui dira la force et la colère du géant Aros ? Il advint que des femmes l’entendirent, furent émues par sa tristesse et décidèrent de quitter leurs époux pour le rejoindre sur l’autre monde...
— L’alignement chaldrien, murmura Al Mikalith. Il vient, je le sens. »
Quelques instants avant la remarque du vieux griot, Seke avait eu l’impression de se dédoubler, de se trouver dans deux endroits à la fois. Son corps restait dans la pièce à demi enterrée de l’immeuble en ruine, mais sa part immatérielle s’envolait déjà vers un autre monde.
Une planète bleue striée de nuages blancs.
Cette sensation vertigineuse s’accompagnait d’une forte poussée de lumière et de chaleur. Il résista encore un peu, se raccrochant à la voix déjà lointaine de Marmat, aux visages des enfants, aux limites imprécises de la salle, puis il fut arraché de la pierre sur laquelle il était assis et projeté dans un tunnel éblouissant.